Issu d’un jeu traditionnel chinois, Tichu est une modernisation par Urs Hostettler et illustré tout au long de ses nombreuses éditions par de nombreux artistes dont Christine Alcouffe dans sa version française que Tiki nous propose. Avec des cartes au format tarot du plus bel effet.
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2 mécaniques, 2 équipes et un empire
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Tichu se joue en 2 équipes de deux joueurs et le but de chaque joueur est de vider sa main le plus rapidement possible (shedding) en jouant des combinaisons de cartes allant d’une simple carte à une quinte flush (ascension). Deux mécaniques qui s’associent pour un jeu nerveux où la surveillance de la main de vos adversaires est permanente.
Les cartes à la disposition des joueurs sont en 4 couleurs du 2 à l’as avec princesse, dame et roi pour les figures, ainsi que 4 cartes spéciales, le dragon, le phénix, le moineau et le chien.
Avec ceci, le joueur actif joue donc une combinaison de son choix, une carte simple, une paire, un brelan, un full, une suite de 5 cartes minimum ou une suite de paires.
Les joueurs suivants vont soit passer, soit jouer la même combinaison, mais avec une force supérieure. Passer n’empêche pas de revenir dans le jeu sauf si 3 joueurs consécutifs passent, ce qui termine la ronde et le joueur avec la meilleure combinaison récupère les cartes jouées par tous les joueurs avant de lancer une nouvelle combinaison.
Pas d’atout à Tichu, cependant les carrés et les suites couleur (quinte flush) sont des bombes qui battent n’importe quelle combinaison. Attention cependant, une bombe plus forte peut encore être jouée par la suite. Le dragon sera la carte la plus forte en cas de combinaison carte simple et le phénix agit comme un joker qui peut être intégré dans toutes les combinaisons excepté les bombes.
Finissons avec le moineau, seul 1 du jeu, mais qui permet à son propriétaire de lancer la première ronde de la manche. Le chien lui permet de passer la main à son partenaire instantanément.
Les rondes vont ainsi s’enchainer jusqu’à ce qu’un joueur ait joué toute sa main. Il sort alors de la manche et assure les points des cartes qu’il a gagnées.
Si son coéquipier sort en second, c’est un empire ! l’équipe score alors 200 points secs. C’est tout simplement l’équivalent d’un capot de belote.
Sinon la partie se termine quand un troisième joueur termine sa main. Le dernier donne ses plis au premier sortant et le reste de sa main à l’équipe adverse.
Le comptage des points est plutôt simple :
Chaque 5 vaut 5 points
Chaque 10 vaut 10 points
Chaque roi vaut 10 points
Le dragon en rapporte 25 et le phénix en fait perdre 25
Le total fait 100 points à partager entre les deux équipes avant de lancer la manche suivante.
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Choisir c’est renoncer
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Une fois les combinaisons maîtrisées, Tichu est un jeu plutôt simple. Prenez tout de même garde à l’enchainement de votre main pour sortir avant les autres, certains choix sont parfois difficiles, par exemple dois-je sacrifier un roi de mon brelan pour tenter de récupérer la main sur une carte simple avec la menace des as ou du dragon ?
Ajoutons le jeu en équipe, « voler » la relance à son partenaire peut sembler un mauvais move mais si cela me permet de terminer ma main ensuite alors pourquoi ne pas le faire ?
Des choix compliqués donc qui commencent trois fois avant même de jouer !
Tichu vous paraissait simple ? attendez, on va en rajouter un peu. Chaque joueur joue avec 14 cartes en main. Mais après que chacun a tiré ses 8 premières cartes, il est possible d’annoncer un grand Tichu, à savoir annoncer sans connaître toute sa main que l’on sera le premier joueur à quitter la table !
Une annonce du même niveau qu’un grand chelem au tarot. Oui, il faut avoir une belle confiance en soi à ce moment-là, car si votre grand Tichu se réalise, ce sont 200 points, mais si vous le loupez, la chute sera, elle aussi, de 200 points.
Vous pouvez aussi patienter et annoncer un simple Tichu en jouant votre première carte avec 100 points en jeu.
Tichu utilise donc une mécanique optionnelle de pari qui amène une tension immédiate à la manche où les annonces tombent ! De suite chaque joueur va se redresser sur sa chaise, le niveau sonore va baisser et attention parce que là ça joue très sérieux.
Ça ne vous suffit pas ? Ok, je vous en rajoute encore un peu. Avant de commencer une manche, chaque joueur va donner une carte de sa main à chaque autre joueur. 3 cartes qui partent et 3 autres qui arrivent, de quoi plomber votre main ou la renforcer ! Cette fois à vous de lire vos adversaires et de suivre leurs dons de manche en manche pour tenter d’anticiper les cartes reçues.
Je vous le dis, j’adore cette mécanique d’échange, les informations qu’elle véhicule sont si importantes, si précieuses, à vous de savoir les lire pour en tirer le meilleur. Parfois, vous vous planterez lamentablement aussi, mais les émotions créées, elles, seront bien réelles.
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crédits photos : page facebook tiki editions
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500 points, c’est loin !
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Avec tout ceci, Tichu vous propose d’atteindre les 500 points dans une partie classique et là ça peut être très long. C’est là qu’est le point faible du jeu, avec toutes ces possibilités, la prise en compte de votre partenaire, la synergie entre coéquipiers, les paris et le choix des cartes à jouer, vous avez de quoi réfléchir et surtout ne pas trop vous avancer. Le résultat, c’est que les tichu/grand tichu sont plutôt rares pendant les premières parties, ce qui rallonge considérablement le temps de jeu qui peut allègrement dépasser l’heure de jeu.
La solution est simple : jouer sur moins de points ou sur un nombre de manches fixes. Prenez le temps de découvrir ce jeu dont le gameplay propose une grande profondeur, le jeu en équipe apportant encore plus de rejouabilité si vous changez de partenaire à chaque partie (de jeu, pour votre vie, vous faites bien ce que vous voulez).
Personnellement Tichu est un jeu que j’affectionne particulièrement, je suis encore très loin de réussir mes tichus, les grands tichus, je n’y pense pas encore !
Tichu c’est l’occasion de découvrir deux mécaniques des jeux de cartes moins connues, donc la rencontre propose un excellent jeu. L’ajout des équipes, des paris et des bonus en fait un jeu tendu, complet et profond. Tout cela dans une boite qui tient dans la poche pour un budget autour de 15 euros, je ne pense pas que l’hésitation soit permise.
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Et pour être complet, la vidéo de présentation du jeu par Romain, votre serviteur, et Ben des Recettes Ludiques :
Comme notre nom l’indique, au Labo des Jeux nous faisons passer une batterie de tests aux jeux afin de pouvoir vous livrer les critiques les plus pointues possibles. Aujourd’hui, et en exclusivité mondiale, je vais vous proposer de découvrir l’envers du décor. Je vais exposer sous vos yeux notre méthode d’évaluation de pointe.
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Partie numéro 0, la table “témoin”
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Après lui avoir bien précisé qu’il s’agissait d’un jeu “léger” aux durées de parties réduites (moins de 20 minutes), la joueuse-cobaye #1 s’est enfin assise à table. Le léger agacement de début de partie (confirmé par l’eye-tracking), s’est dissipé dès la première phase du jeu dite “de création de la grille de mots fléchés”. Le principe de choisir collectivement des mots en vue de créer des associations semble avoir plu à l’intéressée.
Elle me signale n’avoir pas mentionné qu’il s’agissait d’un coopératif. Il s’agit d’oubli volontaire afin de ne pas influencer préalablement la joueuse-cobaye.
La deuxième phase du jeu se passe conformément aux prévisions. Chacun de nous notons nos réponses à la grille de mots associés. Lors de la révélation de mes réponses, elle remet en doute ma capacité à raisonner convenablement. Elle semble y prendre un certain plaisir, ce que nous confirme l’IRM fonctionnelle.
A la question “Tu serais prête à en refaire une partie”, elle répond “peut-être” avec un léger sourire. Ce qui équivaut à un “oui” si on suit la charte langagière préalablement établie pour ce cobaye. Le test est un succès. Le jeu se joue bien à deux, même si, la suite nous le démontrera, le niveau d’amusement grimpe avec plus de joueurs.
Malheureusement, ces premiers résultats sont insuffisants en raison de ma trop grande intimité avec la cobaye. La joueuse #1 étant la mère de mes enfants.
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Partie numéro 1, la cellule parentale dite table “boomer”
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Joueur et joueuse cobayes #1 et #2. Respectivement 70 et 69 ans. Culture ludique : limitée.
Les termes “jeu de mots” et “association d’idées” semblent détendre légèrement nos cobayes. En dehors de quelques questions confuses, ils ne semblent pas trop perdus lors de l’explication des règles. Leur tension artérielle reste dans la moyenne acceptable.
Pourtant, au cours de la partie, des incompréhensions apparaissent. Après approfondissement, le fossé générationnel qui nous sépare semble en être la cause. La légère différence de références culturelles semble créer quelques quiproquos qui, paradoxalement, augmentent le plaisir ludique. Les réponses incomprises donnent lieu à des tentatives de justifications qui vont de “rigolotes” à “mauvaise foi avérée”.
En entrant ces nouvelles données dans la grille d’évaluation des jeux d’ambiance l’évaluation passe de positive à très positive. Malheureusement les résultats sont à relativiser en raison d’un problème de promiscuité génétique entre l’observateur (moi) et les cobayes (mes parents).
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Partie numéro 2, les jeunes amis peu joueurs dite table “blanc manger coco”
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4 joueurs-cobayes entre 20 et 25 ans. Culture ludique : essentiellement des jeux d’ambiance.
A priori négatif à l’annonce d’un jeu de mots qui diminue sensiblement à l’annonce de comparaisons avec les jeux Codenames et Unanimo.
La partie est plus animée que sur les deux autres parties. Lors des discussions autour de la table, le nombre de mots échangés par minute est supérieur de 200%. Nous expliquons cette variation en raison du nombre de joueurs plus élevé ainsi qu’à l’âge moins avancé des participants.
Ils réclament immédiatement une seconde partie, puis une troisième. Un très bon point à ajouter à la grille d’évaluation.
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Rien à ajouter de probant concernant les 998 autres parties tests en dehors du fait que les joueurs “expérimentés” semblent se prendre un peu trop la tête, surtout en comparaison à un public d’enfants (autour de 10 ans, moins étant possible) plus direct dans leurs réflexions.
Le jeu Perfect Words répond positivement aux critères d’accessibilité et de fun dans tous les environnements dans lequel il a pu être testé. Il est surprenant de se rendre compte qu’un jeu avec des bases aussi classiques réussit malgré tout à procurer des sensations ludiques rafraîchissantes. Nous lui accordons une évaluation très positive et espérons pour ses créateurs un franc succès commercial.
Il était une fois un jeu édité par un puissant éditeur allemand, qui sortit en toute intimité, eut une carrière relativement courte, et c’est le moins que l’on puisse dire.
Nous sommes en 2012, et Lucky Numbers débarque dans le catalogue fourni de Ravensburger, aussi joli qu’un mérou en Mer du Nord mais doté d’un gameplay addictif, déjà.
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Un design épuré pour un jeu abstrait, rien de plus classique me diriez-vous. A ce moment-là, ce jeu n’est pas promis à un avenir radieux et chaque exemplaire vendu aura trouvé une place confortable au fond d’un tiroir lugubre sous des piles d’exemplaires de Bild (journal très connu en Allemagne).
Pourtant ce jeu est bourré de bonnes idées, des règles simples, un temps de jeu réduit, un matériel efficace, une tension présente, et une envie de rejouer omniprésente ! Rien que ça !
Mais évidemment, quand on a pas l’idée et l’envie d’ouvrir la boite et d’y jouer, alors le jeu n’aura aucune chance d’offrir ses avantages aux joueurs.
Mais parfois la vie réserve de bonnes surprises, même aux boites de jeu de société abandonnées à leur triste sort. Lucky Numbers c’est avant tout une histoire de rencontres, et vous allez le découvrir avec les interviews de David, patron chanceux de Tiki Editions, et de Christine Alcouffe, l’illustratrice vernie de l’édition de 2020 !
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Pouvez-vous vous présentez et nous dire quels méfaits ludiques vous avez commis avant ce jeu ?
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David : Il y a deux époques pour TIKI Editions. L’époque où je gérais la boîte tout seul et le tournant qu’a été 2019. Je vais donc parler un peu de nos jeux et chiffres si ça intéresse du monde, sinon, allez voir directement les questions suivantes ! 😀
Notre premier jeu était « Gaïa », un jeu gamer léger où l’on construit un monde et où on essaye de le peupler le plus vite possible. J’en suis toujours très fier et il continue à se vendre tranquillement même 6 ans après (on a dépassé les 45 000 exemplaires avec celui-là). Puis, nous avons édité pas mal de jeux d’ambiance comme « Hein ? » (Le jeu où moins on comprend, plus on gagne). « Hein ? » a été pour nous un joli, mais discret, succès dans la Francophonie avec quand-même 25 000 exemplaires, ce qui n’est pas mal. On pense d’ailleurs lui faire une V2 plus efficace d’ici pas tard. Nous avons aussi fait un jeu trash (chacun a le sien j’imagine) qui se nomme au Québec « Tue Fourre Marie et pire encore ! ». C’est un jeu qui a bien plus marché au Québec qu’en France mais qui a réalisé néanmoins plus d’une vingtaine de milliers d’exemplaires. Nous avons aussi eu nos échecs avec « 1001 » et « Comme des Rats », deux jeux qui, gamers légers et familiaux, n’ont pas eu de réimpression. Là nous parlons de l’époque où j’étais tout seul à bosser dans TIKI.
Mais, depuis l’an passé, je travaille avec Julian Malgat (qui est désormais partenaire dans TIKI Editions) et Antoine Parrot (notre électron libre). Nous analysons maintenant les jeux ensemble. Nous pensons avoir amené TIKI à un niveau un peu moins « amateur » tout en gardant malgré tout un côté très artisanal (à 2 ou 2 1/2 personnes, on reste une toute petite équipe). En 2019, nous avons donc sorti « El Maestro », le jeu d’Air-dessin et « Soupe à la Grenouille », notre premier jeu enfants. Nous avons adoré travailler sur ces deux jeux.
Si « El Maestro » s’est très bien implanté dans le monde (avec des versions dans beaucoup de langues et 25 000 exemplaires produits), notre plus belle surprise fut certainement la « Soupe à la grenouille ». Car, débuter une ligne enfant, c’est se confronter à des monstres de l’industrie qui sont, eux, très bien implantés. Mais, d’une, nous recevons de très belles critiques de la Soupe et les recommandes régulières d’un jeu qui va durer (on croise les doigts). Et de deux, on a vraiment kiffé notre mère à bosser sur du jeu enfant ! C’était trooop cool et plein d’enseignements sur comment éditer un jeu. On a vraiment travaillé avec des ludothèques pour voir comment le jeu tourne « dans la vraie vie avec des vrais enfants ». Beaucoup de tests donc pour qu’il soit juste parfaitement efficace. Avec les enfants il n’y a pas de filtre, ça marche ou ça ne marche pas. Franchement ça rend humble. Mais on a tellement aimé bosser le jeu enfants que nous allons récidiver avec 3 jeux enfants dans les mois à venir !
Et cette année nous avons sorti Dekalko (notre premier jeu en partenariat avec Happy Boabab) et Lucky Numbers. Dekalko est un jeu de Roberto Fraga où il faut décalquer le plus vite possible des photos. C’est très drôle et vraiment accessible à tous. Et… Lucky Numbers ! Et si Dekalko a souffert d’un manque de visibilité car il est sorti en plein confinement (pas de bol, mais on travaille à lui redonner de la visibilité pour la fin d’année et le début 2021), d’une certaine façon « Lucky Numbers » a peut-être un peu profité de cette situation, par un enchaînement de circonstances dont nous allons parler.
Christine : Salut Le Labo des jeux ! Je suis illustratrice depuis 2010 mais j’ai illustré mon premier jeu en 2017, Paper Tales. Depuis j’ai travaillé pour plusieurs maisons d’édition, par exemple sur les jeux Yôkai, Pharaon, Baron Voodoo et quelques autres à venir 😉
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D’où vous est venue l’idée de la réédition de ce jeu ? Quels marqueurs sont à prendre en compte selon vous pour se lancer dans la réédition d’un jeu (l’âge du jeu, sa notoriété, son gameplay …) ?
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David : Presque par hasard ! Tout a commencé à Paris Est Ludique, il y a quelques années. Nous y présentions nos jeux de l’époque et est arrivé sur notre stand François Haffner. C’est un homme que j’apprécie et son site reste pour moi une référence pour trouver des jeux cools et parfois atypiques. Cet homme a une énorme culture ludique et des avis qui vont parfois à contrecourant des modes. Bref, on prend un moment à discuter du jeu en général et là je lui demande : « Pourrait-on aller ensemble à la solderie de jeux et vous me trouvez quelques vieilleries qui selon vous méritent d’être jouées et testées ». Je voulais juste trouver quelques jeux cools à jouer avec mes amis. Et parmi ces jeux, il y avait « Lucky Numbers ».
Je me suis donc retrouvé avec Lucky Numbers, un « vieux » Ravensburger dans les mains avec une couv qui pique les yeux et juste des nombres. C’était pas gagné. Puis on part en vacances chez ma famille et on y joue, on y joue à répétition avec un côté « 6 qui prend ! », vous savez, ce genre de jeu dont on aligne les parties tout en discutant de choses et d’autres. De semaine en semaine, on a lessivé ce jeu. J’étais capable de l’expliquer en 1 minute à n’importe qui et on déroulait les parties.
Et là je me demande si ça se réédite un jeu pareil ? Je voyais le potentiel addictif et ultra grand public du jeu. Mais j’avais surtout envie de lui donner une forme et quelques retouches à la hauteur de ce qui me semblait une pépite ludique, mais une pépite malheureusement peu mise en valeur et oubliée.
D’abord, j’ai pensé à réutiliser cette mécanique dans d’autres jeux qu’on aurait pu éditer. Pour faire un jeu « neuf » ou du faux neuf (ne me jugez pas, le côté obscur de la Force nous touche tous).
Mais ce type de mécanique pose un problème… quand une règle aussi simple existe et marche, eh bien le jeu est ce qu’il est. Il est difficile de faire une « adaptation » ou une « modernisation » sans rendre le jeu moins pur. Il fallait donc le rééditer pour reproposer cette mécanique dans sa version la plus efficace. Tout simplement.
On s’entend que j’ai été soutenu dans mon choix par Julian et Antoine qui ont aussi vu le potentiel du jeu après y avoir joué.
Mais potentiel ne veut pas dire succès. Cependant, il y avait des marqueurs plutôt positifs. D’abord, c’était un jeu oublié ou presque. On a donc une chance de le faire découvrir à un nombre de joueurs important qui n’ont aucune idée de ce qu’il est. C’est d’ailleurs amusant qu’aujourd’hui, beaucoup parlent de « réédition » avec l’assurance de ceux qui connaissait bien le jeu original. Mais dans la vraie vie, des gens qui connaissaient l’original il n’y en a pas tant que ça. Il y en a, bien entendu, mais pour beaucoup cette réédition sonne plus comme un nouveau jeu 😊. Du moins je pense et je peux me tromper là-dessus.
L’autre point qui me titillait sur cette réédition était plutôt liée à l’évolution du marché :
Je pense que depuis 2012 le niveau de jeu du « très grand public » (je n’aime pas trop ce terme mais il désigne vaguement quelque chose) a largement augmenté. Et si de nos jours on estime sereinement pouvoir jouer à Lucky Numbers avec ses parents et sa grand-mère, je ne suis pas certain qu’il en ait été de même il y a presque 10 ans.
Bref, Julian, Antoine et moi pensions qu’on avait la potentialité de toucher un très large public avec Lucky Numbers. D’un côté, on espérait toucher des joueurs très occasionnels qui pourraient apprendre le jeu en 2 minutes. D’un autre, Lucky Numbers pourrait trouver une place chez des joueurs plus confirmés qui y verraient malgré sa simplicité un jeu fun et addictif avec quand même son lot de choix à réaliser. C’est un jeu passerelle entre la famille et les gamers.
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Comment s’est construit le choix de l’illustratrice ? Et plus globalement est-ce que le choix du thème sur un jeu abstrait se fait en collaboration avec l’illustrateur du jeu ?
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David : La thématique vient de l’équipe TIKI. Et ça a été une grosse prise de tête. Tout éditeur connait la difficulté de thématiser un jeu à chiffre, abstrait, tenant sur une règle super simple… C’est bien compliqué à souhait ! On a testé beaucoup d’idées. Un visuel « jeu d’app store » pas mal en impact visuel pour le marketing mais finalement assez banal, on a jeté. On a testé un thème japonais. J’aimais bien mais l’équipe n’était pas convaincue, on a jeté. Et ainsi de suite pendant des semaines. Et je ne vous parle même pas du nombre de titres de remplacement qui ont été proposés et jetés après vote. Des titres français, anglais, japonais… (on en avait des beaux pourtant). Rien ne faisait l’unanimité.
Alors on a décidé de reprendre les bases et d’analyser en détail le ressenti qu’on a en le jouant. C’est avant tout un jeu ou on tente de contrôler ses probas pour provoquer sa chance future. Après bien des débats, on a donc décidé de garder le titre Lucky Numbers (Eh oui, le titre était bien, alors pourquoi le changer) et on lui ajoute un sous-titre « Provoquez votre chance ! » car c’est exactement ce qu’on cherche à faire durant chaque partie.
Lucky Numbers, porte-bonheur… de fil en aiguille le trèfle quatre feuilles s’impose. On aime le côté jardin de trèfle. Mais pour rendre ça beau, il fallait une vraie touche artistique. Et là c’est Julian qui a dit « On devrait travailler avec Christine ! ».
Comme on a dans les tuyaux deux jeux bien différents (Lucky Numbers et Tichu), on lui a proposé un pack. Et pas un pack facile, car ce sont 2 jeux qu’il faudrait aborder de façons très différentes. D’un côté, Lucky Numbers où il faut rester dans une approche très grand public tout en lui donnant une profondeur, du relief, de la beauté. Et de l’autre, Tichu, un jeu de plis exigeant où nous voulons creuser une veine artistique Chinoise classique (pas fantasy du tout, du pur classique où elle réalise un travail juste magnifique).
Pour Lucky, la direction a été je crois assez claire sur le matos. Christine a été remarquable. Elle a coché toutes les cases de ce que nous attendions et a été force de proposition pour des améliorations visuelles. La boîte a été plus compliquée, avec beaucoup de directions creusées, des directions « gamer », des « Arti ». Après de nombreux et houleux débats, nous avons décidé de revenir à un visuel plus explicatif et plus cohérent avec un jeu de ce type. Mais il y avait tellement de belles pistes exploitées par Christine que ça a été un crève-cœur de jeter certaines esquisses.
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Quelles ont été vos pistes de travail liées à la réédition du jeu, que ce soit au niveau du packaging, du matériel, et des illustrations (inspirations) ?
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Christine : J’ai été très guidée par la vision de David pour la réalisation des illustrations du jeu : l’idée était de respecter l’aspect abstrait du jeu en intégrant malgré tout, des éléments plus illustrés pour ne pas rester sur l’axe de graphisme pur de l’édition Ravensburger. Le thème des trèfles à quatre feuilles a été apporté par l’équipe Tiki et j’ai trouvé que ça fonctionnait bien. J’ai ajouté les éléments de doré sur les trèfles pour renforcer l’image de richesse et de chance qu’on associe inconsciemment au loto, au casino et aux trèfles à quatre feuilles.
David : Là, c’est plus simple. Nous avons désormais une ligne de jeux au format de boîte « Code Names ». Lucky Numbers y avait mécaniquement sa place. Ensuite, on voulait le carton le plus épais que notre manufacturier pouvait produire. Car dans ce type de jeu, où on manipule de beaux jetons, le tactile à son importance. On a donc travaillé une forme en trèfle pour éviter le côté « trèfle imprimé sur des jetons carrés ». J’avais en tête très tôt qu’en début de partie, avec tous les trèfles posés pêle-mêle au centre de la table, ça devait claquer genre champ de trèfles et pas « tas de jetons ».
Ensuite, parce que je suis maniaque, je voulais des sachets pour bien tout ranger et un bel insert qui donne un bel intérieur de boîte (l’effet « joli sous-vêtements » :D). Pas de fanfreluches, juste du beau matos fonctionnel pour une boîte bien remplie. Pour le plateau on est resté sur des éléments naturels qui laissent leur pleine place aux jetons.
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Comment le jeu s’inscrit dans la gamme de Tiki Edition ?
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David : Très bien. Il s’y inscrit très bien 😀
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D’où vous est venue l’idée de la dématérialisation du jeu sur BGA ? Pourquoi avoir choisi, si c’est un choix, du timing de ce portage, soit avant la sortie du jeu physique en boutique ?
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David : Gros coup de chance là aussi ! Durant le confinement, TIKI s’est pratiquement arrêté. Julian, Antoine et moi travaillons moins, voir pratiquement pas, pendant cette période. On a tous des enfants à domicile (de mon côté, je garde à la journée pleine mon jeune fils de 15 mois à l’époque), ça ne facilite pas le travail. Mais on discute chaque jour et on se retrouve régulièrement sur Board Game Arena pour faire du Troyes, du Terra Mystica, du 6 qui prend, du Quantum et j’en passe… Gaïa notre premier jeu est sur BGA et j’y rejoue avec plaisir. Et un soir, sur le ton de la blague, je lance à Julian :
« Vu que les boutiques ne réouvriront jamais et qu’on est pogné à jouer en ligne le reste de nos vies, autant lancer Lucky Numbers sur BGA en gratuit. Au moins on pourra y jouer. »
« Chiche » a répondu Julian ! L’idée est donc partie sur un coup de tête.
Après on analyse. On se dit que Lucky est bien adapté à un portage. Et comme je connais un peu Greg et Ian qui bossent à BGA. J’en discute avec eux et ils me confirment que ce type de jeu peut marcher sur BGA. Ian connait bien Lucky Numbers. Ils me donnent le feu vert pour un développement de Lucky Numbers sur Board Game Arena.
Dans cette période où il est difficile de se faire connaitre, surtout sans festivals, ça peut peut-être nous servir de vitrine au jeu.
Mais cette idée marche si on est capable de développer le jeu vite pour le présenter avant sa sortie boutique. Et là on a encore eu de la chance, car on est tombé sur un développeur au top Daniel Süß alias XCID. Il est très bon. Il aime le jeu et il code à la vitesse de l’éclair… Il nous offre une version jouable en moins de 15 jours ! Ensuite on Beta-teste et on modifie des détails çà et là. Mais le cœur fonctionne, est efficace. Ça avance, vite, on est large dans les temps pour une sortie en avance de la sortie boutique. Cela dit, il faut bien voir qu’offrir le jeu en gratuit sur BGA est une arme à double tranchant. On prend en fait un double risque.
Risque 1 : pourquoi l’acheter alors que je peux y jouer gratos ?
Mais le risque principal qui nous fait bien flipper serait de se planter sur ce qu’on croit être la rejouabilité et le côté addictif du jeu pour le grand public.
Le résultat d’un échec serait peu de parties et une grosse antipub qui rendrait les boutiques et distributeurs frileux. Franchement, on a bien pétoché. Et franchement, on se disait jusqu’à sa sortie qu’on arriverait bien à avoir quelques centaines de parties… Quand on a vu le compteur exploser (là on en est à 170 000 parties jouées) on a été face à un phénomène mystique. On croyait au jeu, certes, mais personne ne peut s’attendre à ça. On est heureux, mais presque incrédules.
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Est-ce votre premier projet de jeu réédité ? Est-ce que le travail demandé comporte des contraintes spécifiques du fait de la réédition ?
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Christine : Oui, c’était mon premier projet de réédition et j’ai eu l’impression que c’était plutôt un avantage ! On comprend l’objectif de l’éditeur précédent dans les choix qu’il a fait pour le jeu sur cette ancienne édition, le public qu’il visait, les choix matériels également. On peut s’appuyer sur ce précédent pour adapter les choses à notre goût, et on garde la pleine liberté de faire des modifications et d’aller vers autre chose. Du coup je n’ai pas trop vu ça comme une contrainte 🙂
David : Oui, c’est bien notre premier jeu réédité. Et, oui, Lucky Numbers avait son lot de contraintes comme je l’ai expliqué précédemment. Une des principales est qu’une réédition doit s’imposer comme LA version qu’il faut avoir.
C’est aussi pour cela que nous avons aussi intégré dans le jeu sa version Solo. C’est une façon alternative de jouer en solitaire, façon puzzle, à Lucky Numbers. C’est une règle que Michael Schacht a toujours beaucoup aimée mais que Ravensburger n’avait jamais voulu intégrer. Nous on trouve que ce mode apporte un vrai bonus à l’édition. Pareil, il faut toujours profiter d’une réédition pour corriger des petits trucs qui n’ont pas suffisamment été analysés dans une précédente. C’est entre autres le cas de la mise en place de départ des jetons sur la diagonale. Nous avons préféré à la méthode originale (qui est désormais en variante « Mise en place de Michael »), une mise en place moins aléatoire et plus rapide. Cette nouvelle mise en place s’est imposée lors des tests comme étant plus efficace et offrant de meilleures chances à tous.
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Quels sont, selon vous, les spécificités de ce jeu ?
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David : Comme je l’ai déjà dit, c’est un jeu passerelle entre la famille et les gamers. Ce type de jeu ou on peut passer un bon moment avec tout le monde, en rigolant, en discutant, sans s’ennuyer pour les joueurs plus confirmés.
Christine : Ce qui a été très différent pour moi sur ce jeu par rapport à d’habitude, ça a été le peu d’illustrations qu’il y avait à faire ! Au final on a juste un plateau, un jeton trèfle recto-verso et une couverture de boîte. Il a fallu être très synthétique et aller à l’essentiel pour donner l’impression d’un produit complet et finalisé dans ces conditions. Je suis contente du résultat, en particulier parce que les visuels servent l’esprit du jeu sans en faire trop, ils sont vraiment au service de la mécanique.
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Quand on est illustrateur d’un jeu de société, est-ce obligatoire d’apprécier le jeu, d’y jouer ?
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Christine : C’est toujours une bonne chose de jouer à un jeu avant de l’illustrer, pour bien comprendre les implications mécaniques des choix esthétiques qu’on peut faire, pour toujours aller dans le sens du jeu. Parfois, malheureusement, ce n’est pas possible, et dans ce cas-là c’est à l’éditeur de bien présenter le jeu, d’expliquer les points qui pourraient être ambigus, et contrôler que tout fonctionne graphiquement. En revanche je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’apprécier un jeu pour l’illustrer. On a tous des types de jeux qu’on aime ou qu’on aime moins, ce qui est important c’est de se rendre compte de la réalité du marché, du type de visuel qui fonctionne pour telle catégorie de jeux afin qu’un joueur et acheteur potentiel puisse s’appuyer sur ces codes pour comprendre qu’un jeu lui plaira (ou au contraire casser les codes dans certains cas de figure).
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Quand est-ce que l’on se voit pour jouer ensemble ?
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Christine : Donnez-moi les dates, je serais ravie de vous faire faire le tour des cafés jeux et restos lyonnais 😉
David : Tu habites où ? On va trouver une solution pour que ça arrive. Mais attention, j’ai plutôt un bon niveau à ! Naan, j’déconne. Cela dit, le seul dont je me méfie comme de la peste sur ce jeu est Greg, le boss de BGA dont le ratio de victoire est juste improbable. On sait qu’il y a de la chance dans Lucky Numbers, mais apparemment la chance ne s’applique pas pour lui… Greg, il gagne, point. 😀
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LUCKY NUMBERS est un jeu de Michael Schacht, illustré par Christine Alcouffe pour 2 à 4 joueurs, à partir de 8 ans pour des parties de 15 à 20 minutes.
Quel jeu !
La simplicité parfois a du bon, et l’idée de cette réédition est une des meilleures dans le monde du jeu francophone de cette année 2020 !
On enchaine les parties de ce jeu hyper addictif où le côté chaotique présent, se dissipe petit à petit à partir de 3 joueurs, pour presque disparaitre à 4 joueurs, tant les derniers tours sont réfléchis et tendus.
Vite installé, vite joué, comme un Skyjo ou un Love Letter, il s’installera chez vous dans son plus bel appareil et aura la chance de ne pas voir l’obscurité de vos tiroirs !
Je remercie chaleureusement David pour sa disponibilité et sa gentillesse et Christine pour son talent sans cesse en mouvement !