L’édito du Labo #6 – L’âge d’or du jeu de société est révolu

par | 3 Avr 2024 | News | 12 commentaires

Tout ce qui va suivre est une réflexion personnelle. C’est une opinion qui n’a pas d’autre l’ambition que d’énoncer mon ressenti et non une vérité absolue. Internet semble nous le faire oublier, nous avons le droit de ne pas être d’accord, d’avoir des idées, des perceptions, des convictions contraires sans s’envoyer des noms d’oiseaux sous forme de tweet ou d’autres choses.

J’ai le plus profond respect pour vous et si à la fin de votre lecture, vous n’êtes pas convaincu par ma prose mon respect restera le même. J’espère que vous ferez de même pour moi…

En tant que joueur, je pense avoir connu l’âge d’or du jeu de société. Une époque où on attendait la sortie annuelle des éditeurs que l’on aimait, où l’on pouvait jouer à tout ce qui sortait sans avoir ni l’argent, ni le temps libre d’un rentier millionnaire. Les auteurs étaient des explorateurs qui tentaient des choses, se foiraient souvent mais nous offraient parfois des petits bijoux d’originalité ludique. Les bons jeux étaient vraiment bons. Les jeux mauvais, vraiment mauvais mais tous étaient sincères. Les pires sorties n’étaient pas le produit d’un mesquin calcul financier ou d’un travail à la chaîne mais d’un aveuglement. Ce genre de jeu qui devait amuser son créateur et ses copains mais qui n’auraient jamais dû franchir le rubicon de l’édition.

Cette époque est révolue. De nos jours, les éditeurs se sont mis en tête (à tort ou à raison) que pour survivre il fallait produire. Il faut sortir du jeu pour exister sur les étagères des boutiques et les fils des influenceurs. Même si les étals débordent et les influenceurs sont débordés, incapables de gérer la masse de jeux créés par cette hyperproduction. Les éditeurs doivent gérer entre des temps de production de plus en plus serrés et des attentes des joueurs de plus en plus importantes.

Pour se démarquer, la plupart misent plus sur la forme que sur le fond. L’effet “Wahou!” est souvent privilégié aux longues phases de tests et aux peaufinages de règles.

De leur côté, les auteurs se sont professionnalisés. Ils se regroupent, s’organisent à la fois pour défendre leurs intérêts et pour profiter de l’émulation collective et perfectionner leurs protos. Et ça a l’air d’avoir augmenté la qualité de ses derniers. Les règles proposées aux éditeurs sont plus propres et les mécaniques moins cassées. Le revers de la médaille, c’est un manque d’innovation. Si on veut “faire carrière” dans la création de jeux, il faut publier un maximum de jeux. Et pour ça, les auteurs ont établi des stratégies en proposant des protos correspondant aux attentes des éditeurs. Ils ne créent plus pour eux ou pour des joueurs, ils produisent pour des éditeurs et leur vision du marché. Il faut rentrer dans des gammes, réfléchir en amont aux contraintes matérielles, se soumettre aux logiques de production. La conséquence, pour nous joueurs, c’est une offre de jeux qui s’uniformise. En suivant tous le modèle du jeu “qui marche”, tous les jeux finissent par se ressembler.

Je ne sais pas pour mes collègues mais, en ce qui me concerne, plus les années avancent et moins j’ai de coup de cœur. Des jeux qui m’épatent et m’impressionnent. Les boîtes restent de moins en moins longtemps sur mes étagères. Elles subissent un turnover cruel. Enfin… “Subissait” parce que je me suis lassé de cette valse incessante. Plus l’offre augmente, plus mes achats baissent. Plus s’accroît mon désir de me concentrer sur un petit panel de jeux assez originaux et bien foutus pour avoir envie de les épuiser jusqu’à la corde.

Fort de sa popularité grandissante, le milieu du jeu de société est passé de l’artisanat parfois un peu foutraque à la logique industrielle. Ça a ses bons côtés, il y a moins de jeux complètement pétés et les conditions des auteurs semblent s’être améliorées. Malheureusement, on a aussi perdu des choses. L’originalité, la sincérité, l’authenticité. Des qualités difficiles à évaluer mais qui forgeait un rapport différent du joueur au jeu et à ses acteurs. Certains éditeurs se plaignent du clientélisme des joueurs actuels mais est-ce vraiment de leur faute ? N’est-ce pas juste un signe du temps ? Une époque qui se termine.

12 Commentaires

  1. HagarWulfen

    Bonjour,
    Je suis assez d’accord avec toi, même si je crois que c’est lié à un petit désintérêt personnel pour les jeux de société simple. En réalité, je retrouve du plaisir avec les jeux plus gros et plus profonds qui nécessitent plus d’investissement comme les jeux de figurines (Kingdom Death, Warhammer the Old World, Necromunda, …) et des jeux plus anciens (qui ont entre 20 et 5 ans). Il y a toujours des petites pépites aujourd’hui comme Heat… Il y a encore de belles choses, mais surtout beaucoup de m… qui ne trouveront pas leur public et seront revendues chez Philibert en vente privée dans 6 mois max. C’est triste !! C’est dommage !!

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  2. Yann Grizonnet

    Bonjour, j’ai peur qu’il il y ait un biais énorme. Ce ressenti ne dit rien du monde du jeu mais tout de l’auteur de ce billet d’humeur.
    Je pense que tout passionné suis peu ou prou ces phases montantes de gloutonnerie ludique avant de stagner et avoir l’impression d’en avoir fait le tour.
    Les auteurs chouchous passent, faisant penser à un déclin alors que d’autres arrivent.
    Ce nouveau jeu semble proposer une mécanique déjà vue alors qu’il fait un assemblage plus subtil dans un autre secteur de la mécanique.
    Je crois que l’âge aidant, ça ne s’arrange pas.
    Pareil pour les auteurs qui tenteraient de rentrer dans les cases. Je suis auteur (deux jeux signés et sortis seulement) et je crée avec mes amis selon mes goûts. Par contre après on ne propose pas n’importe quoi à n’importe qui. Une fois le proto abouti on cible l’éditeur que ça pourrait intéresser. Et eux même sont souvent très ouverts à tout ce qui n’était pas clairement dans leur gamme.

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    • Teaman

      Bonjour et merci pour ce retour ! En effet, difficile de ne pas voir dans ce billet la parole d’un boomer un peu blasé mais qui a quand même essayé d’ajouter des pointes de nuances ici et là. L’emballement du marché, sa « rationnalisation » vers des formats qui marchent, l’obsession du jeu à succès qui permet de lancer des suites et des dérivés… Même en tenant compte de la nostalgie, le marché ludique d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier. Le fait de regretter l’ancien, effectivement ça me regarde, mais il ne faut non plus nier les errances actuelles.

      J’en ai joué et critiqué des jeux ces dernières années et j’ai pu voir croître la part des « ok games ». Ces jeux ni bons, ni mauvais qui suivent clairement une tendance dans leur format, leurs mécaniques et leur esthétique. Ces jeux sans personnalité, on les retrouve dans les ludographies d’auteurs prolifiques, parfois très bons, parfois très fades. Ceux qui veulent en vivre (ce qui était presque impensable il y a vingt ans) produisent plus pour augmenter les chances d’être édités. Il y a quelques années, je pouvais mentionner les auteurs que je suivais. Aujourd’hui, ce n’est effectivement plus le cas. Mais ce n’est pas parce qu’il n’y a plus rien à mon goût. Je trouve encore régulièrement des jeux qui éveillent mon étincelle ludique. On ne ressent plus autant la patte de l’auteur. La personnalité d’un jeu en dit peu sur sa qualité intrisèque. Par contre, il nous permet de le garder en mémoire lui plutôt qu’un autre.

      Oui, ce billet n’est peut-être que le grognement d’un vieil ours au fond de sa caverne et n’avoir que peu de lien avec la réalité. C’est possible. Il faudrait néanmoins regarder à quel point ce ressenti est répandu. A quel point il fait écho à la sensibilité des vétérans de la chose ludique. Car même si les raisons ne sont pas les bonnes, le ras-le-bol peut être réel et avoir des insidences…

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    • Fabien

      Comme il s’agit d’un édito, c’est littéralement le but de retranscrire l’humeur du rédac chef, d’illustrer un évènement qui l’a marqué, et c’est donc forcément marqué par tous ses biais. L’objectif est donc rempli en l’occurrence puisque le biais vous saute aux yeux. Pour étendre le propos, les biais sont de toute façon présents partout, il est inutile de se targuer d’avoir un avis objectif, ça ne l’est jamais. Même ceux qui se cantonnent à la présentation de jeux, à l’étalage d’un catalogue de sortie. Nous avons pris le parti d’embrasser ces biais, et de donner notre avis, marqué, biaisé, et parfois tranché, souvent nuancé. Ce qui fait clairement défaut à notre sens.

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  3. LePionfesseur

    Perso j’appelle ça « l’industrialisation » du milieu du jeu de société, mot peut-être bancal, comme nous en discutions ici : https://podcast.proxi-jeux.fr/2023/08/hors-serie-ete-2023/

    Entièrement d’accord avec le ressenti en tout cas, l’âge d’or pour les joueurs est révolu. Celui pour les actionnaires par contre est en plein essor.

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    • MrWerewolf

      Parfaitement dit pour l’industrialisation.
      Mais parler de la fin d’un âge d’or, je n’en suis par certain. Je pense que cet âge d’or est à venir (je m’en explique plus loin).

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  4. Sylvie Debacq

    Entièrement d’accord en ce qui concerne le ressenti (la blase) sur ces ok games qui sortent par containers entiers, et qui donnent l’impression d’une bouillie indigeste (et inutile !). Par contre je mettrais un bémol sur les jeux d’enquête, pour lesquels je pense que nous sommes dans un âge d’or, avec des mécaniques qui se réinventent, des propositions ludiques encore fraîches et revigorantes (Perspectives, les Hidden Games, les Crime Scene etc). De même, les JCC ne sont pas en reste et continuent encore à émerveiller et distraire les foules (Lorcana _ dénué de son aspect commercial il reste un jeu tout à fait acceptable_ Altered qui arrive et réinvente le genre). Je suis la caricature de la joueuse blasée qui a de la bouteille, mais qui essaye de sortir de cette condition pour apprécier du mieux possible les petites pépites qui sortent de ci et de là (il y en a encore !). Mais globalement le manque de sincérité dont tu parles Teaman, et l’aspect commercial qui prend le pas sur le reste : j’adhère complètement. Revenons donc aux basiques, sans être dans le « c’était mieux avant » pour autant !

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    • Teaman

      Oui, tout n’est pas gris ! Des jeux sortent encore et certains genres profitent de cette effervescence pour se réinventer. Ca pose énormément de questions pour l’avenir. Les grosses industries comme le jeu vidéo ou le cinéma se renouvelle grâce à la scène indépendante. Le jeu de société suivra-t-il ?

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  5. MeWerewolf

    En tout premier lieu, merci pour cet article courageux dans le sens où il exprime une opinion « négative » est qui, malheureusement, a le don de provoquer sur la toile des réactions haineuses et donc blessantes. Cette censure du « bon ton » rend les réseaux sociaux particulièrement détestable et abaisse le niveau des débats. Merci donc, d’avoir exprimer clairement votre intéressante opinion.
    Au demeurant, bien que je comprenne votre sentiment je ne suis pas tout à fait d’accord.
    L’industrie du jeux de société à évolué. En particulier en passant de l’artisanat à une industrie structurée. Est-ce un bien ?
    – Oui, car la qualité des éditions et des matériaux ont augmentés et qu’on trouve des produits de qualité même dans les grandes surfaces où Hasbro ou Mattel ne sont plus hégémoniques.
    – Non, car, comme vous le dites fort bien, le soin éditorial s’en ressent par rapport à des jeux d’il y a dix ou quinze ans (mais nous en reparlerons plus loin). Je vous rejoins totalement. De plus, je suis persuadé que le phénomène Kickstarter a aggravé le phénomène en permettant à des éditeurs de pré-vendre un jeu sans que la qualité éditoriale puisse être testée par le public.
    Donc, notre hobby devient plus mainstream. Il est plus accessible à une grande partie de la population et n’est plus le privilège de quelques élèves sortant d’école d’ingénieur ou de faculté. C’était le cas de ma génération, née à la fin des année 60 et ayant découvert le jeu dans les années 80. Depuis cette époque, ma génération avait pu constater une croissance de la créativité, de la qualité et de la diversité des produits. Jusqu’à ce jour, où, le monde du jeu de société est devenu un business à part entière. Il intéresse des groupes financiers et non plus, exclusivement, des passionnés comme auparavant.
    Je l’ai dit, il y a du bon et du mauvais.
    Mais là où je ne vous rejoint pas, c’est à propos de l’âge d’or. Car cela me semble très présomptueux. Oui, je viens de l’expliquer, ma génération et la suivante ont vécu cette progression presque permanente pour arriver, depuis quelques temps à cette situation. Certains l’avait d’ailleurs prédit et annoncé. Je pense notamment à Mr Phal qui avait expliqué cette évolution du monde du jeu et pourquoi, justement, le milieu l’intéressé de moins en moins. Il n’est pas le seul à l’avoir dit ou pensée au demeurant, mais, il l’avait très clairement exprimé, comme lui seul sait le faire.
    Mais peut-on parler d’un Age d’Or ?
    Je ne le pense pas car le jeu dépasse très clairement notre génération. Qu’est ce qu’un Ark Nova par rapport au Senet ou aux échecs ?
    Des révolutions techniques et organisationnelles, le jeu de société on a traversé de très nombreuses depuis des millénaire et pourtant il est toujours présent dans nos cultures. En tant qu’objet culturel, il est a rapprocher du livre qui lui aussi a connu ses hauts et ses bas. Mais pour autant, peut-on parler d’un âge d’or du livre et de la littérature ? Cela me parait très délicat et à l’origine débats bien plus houleux que celui que vous soulevez !
    Aussi, je reste positif. Oui, je suis d’accord que le jeu traverse une crise où il est désormais plus difficile de trouver de bon produits car nous avons une pléthore de choix. Si notre acte d’achat est du coup plus compliqué ou plus décevant, il n’en demeure pas moins que nous avons tous dans nos ludothèque de bon vieux jeux (peut être même un senet) auquel nous pouvons revenir à tout moment.
    Laissons cette crise aux industriels qui l’ont créé. Il restera toujours des passionnés et des gens pour apprécier les création sincère. Je reste, pour ma part attentif, et mon cœur de vieux monsieur reste ouvert à découvrir une belle et unique fleur parmi ce gazon industriel.

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    • Teaman

      Je suis ravi que l’article suscite des commentaires de cette qualité merci beaucoup. (Je pense qu’il ne faut pas être trop dur avec le financement participatif. S’il a ses travers, il pourrait être une solution pour qu’une scène indépendante puisse exister).

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  6. Arnaud

    Il y. Un aspect qui va finir par avoir un impact : le prix des jeux s’envole !
    Aujourd’hui, nous avons une offre très importante mais de plus en plus chère. Quand il sortait moins de jeux et moins cher, il était possible de se tenir au courant facilement et de jouer aux pépites.
    Aujourd’hui quand un Apiary (au hasard) sort à 65€ , je passe à côté.
    Mon regret est que nous ne nous faisons plus de « culture ludique commune ».
    J’avoue regretter un peu 2010 ou nous échangions sur TT sur des jeux que nous avions tous joué
    (Mais je suis sûrement un boomer ludique 😉)

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  7. Francistrus

    Billet intéressant !
    Etant ludiste depuis peu (4 ans à peu près), je n’ai pas ce ressenti (normal vu mon manque d’expérience/de recul), il me reste encore beaucoup de pépites à découvrir.

    Par contre j’y voit un parallèle avec une autre de mes passions : les jeux vidéos ! Et là mon ressenti est le même : plus d’originalité, plus de prise de risques, on essaye de coller au maximum aux formules qui fonctionnent et on met en place des pratiques douteuses pour faire raquer les joueurs (contenu retiré du jeu pour le vendre à part, mécaniques de jeu ralenties afin de pouvoir vendre des DLC pour accélerer la progression et j’en passe…). Le jeu vidéo s’approche de plus en plus d’une crise globale, je ne sais pas si le jeu de société en est au même niveau…

    Concernant la hausse de prix des jeux de société, elle est malheureusement à corréler avec l’augmentation des matières premières, de l’énergie, du transport…
    Je pense tout de même que toute situation (bonne ou mauvaise) est amenée à changer : quand les joueurs seront lassés de voir tout le temps les mêmes jeux (réedités) ou les mêmes mécaniques, les ventes ne suivront plus et le marché devra s’adapter et se recentrera à nouveau sur l’originalité plutôt que la quantité 🙂

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